- DISCOURS
Une politique monétaire patiente face à une reprise mouvementée
Intervention de Fabio Panetta, membre du directoire de la Banque centrale européenne, à Sciences Po
Paris, le 24 novembre 2021
La sortie longue et mouvementée de la pandémie pose de nouveaux défis en termes de politique monétaire. Après des années d’inflation trop basse et de mesures visant à écarter les risques déflationnistes, nous traversons aujourd’hui une période de risques inflationnistes à la fois haussiers et baissiers et de volatilité accrue à court terme (cf. graphique 1). Les marchés montrent une incertitude croissante en ce qui concerne les perspectives d’inflation, et les anticipations des investisseurs au sujet des dates de relèvement des taux d’intérêt sont devenues plus dispersées.
Dans un tel environnement, les banques centrales doivent expliciter leur fonction de réaction afin que les anticipations du marché restent alignées sur leurs intentions de politique monétaire. Elles doivent pour cela disposer d’un cadre clair permettant d’analyser l’évolution de l’inflation et de définir les conditions qui justifieraient un ajustement de la politique monétaire.
Nous sommes confrontés à une combinaison unique de chocs qui reflètent la nature exceptionnelle de la reprise après la pandémie : goulets d’étranglement du côté de l’offre, flambée des prix de l’énergie et frictions sur les marchés du travail. Il est difficile de savoir exactement à quel moment ces facteurs se normaliseront, mais nous devons évaluer leurs effets sur l’inflation à moyen terme. Nous devons concentrer nos efforts sur le risque que celle-ci demeure durablement inférieure ou supérieure à notre objectif de 2% , plutôt que sur des évolutions à court terme.
Je m’attacherai aujourd’hui à montrer que nous observons une combinaison de chocs de demande et d’offre à l’échelle mondiale, mais que, dans la zone euro, les contraintes pesant sur l’offre dominent, bien plus que dans certaines autres grandes économies. La hausse temporaire du niveau des prix qui en découle agit comme une « taxe » sur la consommation et freine la production, produisant au fil du temps des effets semblables à ceux d’un choc de demande négatif.
Dans ces circonstances, aussi longtemps que l’accélération de l’inflation à court terme n’a pas de répercussions déstabilisantes sur les anticipations d’inflation ou la fixation des prix et des salaires, la politique monétaire doit rester patiente[1]. Nous devons prendre garde de ne pas exacerber le risque que les chocs d’offre ne se transforment en chocs de demande et menacent la reprise, en resserrant prématurément notre politique monétaire ou en tolérant sans réagir un durcissement indésirable des conditions de financement.
Nous devons conserver l’objectif de mener la reprise à son terme, c’est-à-dire faire revenir le PIB à sa tendance d’avant la crise, afin de parvenir à une inflation durablement conforme à notre objectif à moyen terme. Pour ce faire, nous devons continuer de recourir à l’ensemble de nos instruments aussi longtemps que cela sera justifié, avec la flexibilité nécessaire pour soutenir la transmission de notre politique monétaire dans l’ensemble de la zone euro, dans un contexte de sortie incertaine de la pandémie.
Trois types d’inflation : la bonne, la mauvaise et la dangereuse
À des fins d’illustration, nous pouvons identifier trois grands types d’inflation.
Le premier est la « bonne » inflation, qui apparaît lorsque les conditions suivantes sont réunies : la demande est solide, la production atteint son niveau potentiel, le taux d’emploi est élevé, l’inflation converge vers 2 % et les anticipations d’inflation sont ancrées à 2 %[2]. Une telle inflation est compatible avec un rythme d’augmentation des salaires reflétant notre objectif et les gains de productivité, ce qui permet de soutenir le revenu réel disponible. Elle ne fausse pas les décisions économiques et permet à la politique monétaire de constituer des marges de manœuvre sur les taux d’intérêt nominaux pour absorber les chocs négatifs futurs.
Après une profonde récession comme celle qu’a causé la pandémie, la politique monétaire devrait accompagner l’économie vers une reprise vigoureuse, condition nécessaire pour que la « bonne » inflation se matérialise. Dans la zone euro, où la politique monétaire garde les taux d’intérêt nominaux bas, les taux d’intérêt réels ont diminué, ce qui a permis une reprise rapide et à la création de nombreux emplois[3].
Le deuxième type est la « mauvaise » inflation, qui survient lorsque des chocs d’offre négatifs font augmenter les prix et pèsent sur l’activité économique. Un tel phénomène est observé, par exemple, à la suite d’un choc d’offre abrupt causant une hausse des prix de l’énergie, qui constitue pour la zone euro une dégradation des termes de l’échange et agit comme une taxe qui amoindrit le revenu réel disponible. En général, ce type d’inflation recule une fois le choc d’offre réabsorbé.
Les banques centrales s’efforcent le plus souvent d’être patientes et de regarder plus loin que le pic de « mauvaise » inflation. Un resserrement prématuré de la politique monétaire pourrait en effet transformer le choc d’offre en une récession prolongée, qui pèserait sur la demande et nuirait à la stabilité des prix à moyen terme. C’est l’une des grandes raisons expliquant l’horizon à moyen terme flexible de la stratégie de politique monétaire de la BCE[4].
Le troisième type d’inflation est l’inflation « dangereuse », qui se matérialise lorsqu’un niveau d’inflation supérieur à l’objectif (indépendamment de ses déterminants) entraîne un désancrage des anticipations d’inflation et s’inscrit dans la durée par l’intermédiaire du processus de fixation des prix et des salaires. Dans cette situation, l’inflation peut s’emballer. Une banque centrale engagée à maintenir la stabilité des prix doit donc prendre des mesures fermes pour enrayer cette dynamique dès qu’elle observe des signes clairs de son déclenchement.
La nature de l’inflation actuelle dans la zone euro
À quel type d’inflation sommes-nous confrontés aujourd’hui ?
D’après les données disponibles, le paysage actuel est dominé par un épisode de « mauvaise » inflation née hors de la zone euro, alors que la demande intérieure est loin d’être anormalement élevée.
La zone euro fait face à un pic d’inflation découlant de la combinaison de facteurs purement temporaires tels que les effets de base[5] (cf. graphique 2, partie gauche) et de chocs d’offre mondiaux qui touchent l’économie alors que la demande mondiale est en train de retrouver des niveaux normaux. Le principal moteur de cette inflation est la flambée mondiale des prix de l'énergie[6]. En octobre, l’énergie a contribué à l’inflation à hauteur de 2,2 points de pourcentage, chiffre le plus élevé de l’histoire de la zone euro (cf. graphique 2, partie droite)[7]. Ce phénomène pousse à la hausse l’inflation à court terme, qui n’a pas encore atteint son point haut.
Je voudrais insister ici sur deux points.
Tout d’abord, 80 % de l’inflation dans la zone euro s’explique par des chocs générés en dehors de celle-ci, principalement parce qu’elle est importatrice nette d’énergie et de matières premières (cf. graphique 3, partie gauche). De fait, l’inflation dans son ensemble dépasse l’inflation d’origine intérieure[8] dans des proportions inédites (cf. graphique 3, partie droite). La hausse des prix à l’importation rogne le revenu réel disponible des ménages et accroît les coûts de production pour les entreprises[9].
Deuxièmement, même si la forte demande mondiale aggrave les goulets d’étranglement liés à la pandémie dans le monde entier, dans la zone euro, cela se traduit principalement par un choc d’offre négatif qui pousse l’inflation sous-jacente à la hausse. Ce choc est particulièrement manifeste dans l’allongement des délais de livraison des fournisseurs, qui réduit la disponibilité des biens durables et fait monter leurs prix[10] (cf. graphique 4, partie gauche). En termes quantitatifs, les indicateurs tirés d’enquêtes suggèrent que, dans la zone euro, l’extension des délais de livraison s’explique essentiellement (dans environ deux tiers des cas) par des facteurs liés à l’offre.
Le choc d’offre frappe notre économie à un stade précoce de sa reprise et, de fait, la zone euro accuse un retard par rapport au redressement de la demande mondiale. La consommation de services reste largement en deçà de son niveau d’avant la crise[11] et la consommation de biens durables est loin de montrer l’essor observé actuellement aux États-Unis (cf. graphique 5). Cela pourrait expliquer pourquoi l’inflation sous-jacente sur deux ans (qui permet de lisser les effets de base) est bien plus faible qu’aux États-Unis, alors même que les goulets d’étranglement au niveau de l’offre existent dans le monde entier (cf. graphique 4, partie droite)
Si nous appliquons notre fonction de réaction à la « mauvaise » inflation présentée plus tôt, nous devons conserver une politique monétaire patiente. Un resserrement prématuré freinerait les dépenses avant que la demande n’ait retrouvé sa tendance, Nous pourrions être confrontés à une demande insuffisante dans un contexte de normalisation de l’offre et de reconstitution des stocks[12], ce qui se traduirait par des taux d’inflation à moyen terme et d’emploi trop faibles.
Notre réaction ne devrait donc pas consister à freiner la reprise de la demande intérieure ni à la mettre en péril en tolérant des retombées injustifiées de facteurs étrangers sur nos conditions de financement[13].
Évaluer la balance des risques à moyen terme
Cela étant, nous ne devons pas négliger les risques pesant sur l’inflation à moyen terme, puisque les forces à l’origine de son accélération actuelle pourraient s’avérer plus persistantes qu’attendu. Si cela était le cas, les risques se trouveraient exacerbés dans les deux sens.
D’un côté, la « mauvaise » inflation pourrait devenir une inflation « dangereuse » si des tensions haussières persistantes sur les prix désancraient les anticipations d’inflation et déstabilisaient les mécanismes de fixation des salaires et des prix, ce qui plaiderait en faveur d’un durcissement des conditions monétaires.
De l’autre, la « mauvaise » inflation jouant le rôle d’une « taxe » sur la demande pourrait, en définitive, éloigner davantage l’économie de la pleine utilisation des capacités de production et ainsi peser sur l’inflation sous-jacente à moyen terme. Un assouplissement de la politique monétaire pourrait alors être nécessaire.
Maintenir le cap, autrement dit conserver l’orientation actuelle de la politique monétaire, devrait être la solution privilégiée à condition que les risques ne soient pas excessifs d’un côté comme de l’autre.
Comment pouvons-nous donc évaluer l’équilibre des risques à moyen terme dans la perspective actuelle ?
Les risques d’une dynamique d’inflation persistante
Pour commencer, nous devons déterminer la probabilité que des mécanismes de propagation transforment le choc lié au niveau des prix actuel en une dynamique d’inflation potentiellement déstabilisante, notamment en une spirale prix-salaires.
De manière générale, une hausse prolongée des salaires nécessite que l’activité économique soit durablement au-dessus de son niveau potentiel, ce qui n’est pas le cas en ce moment dans la zone euro. Les estimations de l’écart de production indiquent que ce dernier ne retrouvera pas un niveau clairement positif avant un certain temps (cf. graphique 6, partie gauche).
Par ailleurs, bien que le marché du travail se redresse, les capacités restent sous-utilisées : 500 000 emplois ont été perdus durant la pandémie, environ 2,4 millions de travailleurs bénéficient encore de dispositifs de maintien dans l’emploi[14] et le nombre d’heures travaillées a baissé de près de 4 % par rapport au niveau d’avant la pandémie[15] (cf. graphique 6, partie droite). En outre, au deuxième trimestre de cette année, la population active avait baissé de 1,4 million de personnes par rapport au dernier trimestre 2019. Certains de ceux qui ont renoncé à travailler ou à chercher un emploi pendant la pandémie pourraient vouloir rejoindre la population active à mesure que la reprise s’installera.[16]
Des tensions sur les salaires pourraient encore apparaître avant que l’activité économique ne retrouve sa pleine capacité en cas d’inefficacités d’appariement généralisées sur le marché du travail, par exemple à cause de changements structurels déclenchés par la pandémie, ou si l’accélération de l’inflation change la dynamique des négociations salariales. Mais aucune de ces deux situations ne semble d’actualité.
D’une part, aucun élément tangible ne signale une inadéquation des compétences dans l’ensemble de l’économie. Les taux de vacance d’emploi sont élevés, en particulier dans les services nécessitant de nombreux contacts qui ont rouvert récemment, mais la croissance de l’emploi est également forte. Ceci suggère que l’économie suit dans une large mesure le mouvement normal pour les périodes de reprise le long de la courbe de Beveridge[17], ce qui correspond à un processus d’appariement classique (cf. graphique 7, partie gauche)[18].
D’autre part, les augmentations de salaires négociés sont modérées en dépit de l’accélération de l’inflation, laissant supposer que, dans les négociations avec les employeurs, les syndicats accordent la priorité à des facteurs non salariaux, comme la sécurité de l’emploi (cf. graphique 7, partie droite). Cela pourrait refléter une certaine prudence suite aux crises récentes et face à un regain d’incertitude, ou encore des facteurs structurels liés aux investissements dans la numérisation et l’automatisation, qui permettent d’économiser la main-d’œuvre[19].
La modération des revendications salariales suggère également que les anticipations d’inflation restent bien ancrées. Cette impression est confirmée par les mesures à moyen et long terme tirées des marchés et d’enquêtes, qui ne font état d’aucun signe de désancrage. Nous constatons plutôt un réancrage par le bas des anticipations d’inflation vers notre objectif de 2 %, notamment si l’on extrait les primes de risque (graphique 8). Une augmentation des primes de risque associées à la compensation de l’inflation se produit souvent en réponse à un choc d’offre[20].
L’absence de spirales salaires-prix n’est pas vraiment surprenante. Les travailleurs, les employeurs et les investisseurs financiers savent que la BCE agirait avec détermination pour contrer toute accélération déstabilisante de l’inflation à moyen terme. Cet engagement est important : quand les banques centrales sont crédibles, les prix des matières premières et de l’énergie ne sont pas de bons indicateurs du niveau futur de l’inflation sous-jacente[21].
La progression des salaires devrait reprendre à mesure que la reprise économique s’installera, mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter si des signes d’un rattrapage ponctuel des salaires apparaissent l’année prochaine.[22] À moyen terme, une augmentation des coûts unitaires de main-d’œuvre[23] compatible avec notre objectif d’inflation serait souhaitable, puisque cela est essentiel pour obtenir une inflation durablement à 2 %.
Pour l’heure, la dynamique des coûts unitaires de main-d’œuvre reste modérée. Comme la productivité devrait augmenter après la pandémie, les effets de la hausse des salaires sur la croissance des coûts unitaires de main-d’œuvre seront probablement faibles[24]. Une hausse des salaires contribuerait plutôt à soutenir la demande des consommateurs.
Les risques pesant sur l’activité économique
Les risques à la baisse pesant sur l’activité économique pourraient s’aggraver. Nous devrions surveiller le risque qu’un choc d’offre négatif qui se prolonge empêche l’économie de retrouver sa pleine capacité.
Au niveau mondial, les goulets d’étranglement du côté de l’offre paraissent maintenant ralentir la reprise[25] (cf. graphique 9, partie gauche). Ce phénomène, perceptible dans les indicateurs prospectifs de l’activité dans la zone euro, qui stagnent et sont dans certains cas déjà orientés à la baisse, pourrait bientôt se manifester dans la croissance effective du PIB (cf. graphique 9, partie droite). Les perturbations du côté de l’offre et l’incertitude quant aux perspectives économiques semblent également peser sur la reprise déjà peu satisfaisante de l’investissement dans les grandes économies (cf. graphique 10, partie gauche).
Parallèlement, le renchérissement de l’énergie entraînera probablement un recul de la demande dans la zone euro : une augmentation de 10 % du prix du pétrole provoque généralement une baisse de 0,28% de la consommation sur trois ans[26], et l’augmentation du prix du pétrole enregistrée en 2021 est d’environ 60 %[27]. Puisque l’élasticité-prix de la demande d’énergie est faible[28], ce phénomène pourrait se traduire par une baisse des dépenses en services non essentiels[29]. Par ailleurs, le renchérissement de l’énergie pourrait avoir une influence décisive sur les décisions des entreprises en matière d’emploi[30].
Les gouvernements ont, certes, adopté des mesures compensatoires dans la zone euro, malgré les grandes différences entre les pays, mais celles-ci ne devraient que partiellement compenser les effets négatifs sur le revenu réel disponible. Et les ménages aux revenus plus faibles, qui dépensent le plus[31] en services collectifs comme l’électricité ou le gaz, sont ceux qui trouvent ces mesures de soutien les moins adéquates (cf. graphique 10, partie droite). Le principal facteur compensatoire devra donc provenir de l’amélioration continue du marché du travail et de la vigueur sous-jacente de l’économie.
Enfin, n’oublions pas que la nouvelle vague d’infections en cours dans la zone euro entraîne un retour des restrictions, certaines ayant déjà été mises en œuvre, tandis que d’autres seront sans doute bientôt adoptées. Cela pourrait peser sur l’activité économique, en particulier sur la confiance des consommateurs, et modérer encore les revendications salariales.
Ainsi, même si les facteurs de l’accélération actuelle de l’inflation devaient persister, peu d’éléments, voire aucun, permettent pour le moment d’anticiper qu’ils alimenteraient une spirale prix- salaires ou provoqueraient un désancrage des anticipations d’inflation dans la zone euro. Certains signes laissent toutefois penser qu’ils pourraient affaiblir la reprise et atténuer les tensions sur l’inflation sous-jacente. N’oublions pas non plus que, du fait de la croissance insuffisante de la demande intérieure de la zone euro au cours de la dernière décennie, l’inflation est demeurée inférieure à notre objectif de façon persistante. Un écart s’est ainsi creusé avec le niveau des prix qu’aurait impliqué une inflation conforme à notre objectif, et cet écart reste important (cf. graphique 11).
Dans l’ensemble, sur la base des informations disponibles, il semble peu probable que l’inflation reste durablement supérieure à 2 % à moyen terme.
Perspectives en matière de politique monétaire
Quelles sont les conséquences des perspectives à moyen terme sur la politique monétaire ?
Nous devons avant tout mener la reprise à son terme. L’une des réussites majeures de la réponse européenne à la crise a été de faire front commun contre un choc commun. À présent, nous avons besoin de politiques communes pour soutenir une reprise commune, étayant le retour durable de l’inflation vers notre objectif. Le plan « Next Generation EU » apporte un soutien budgétaire à la reprise, mais une poursuite de la relance monétaire est également nécessaire pour consolider les progrès réalisés. Si nous commençons à perdre patience maintenant, nous mettrons en péril tout le travail accompli jusqu’ici.
Tant que nous n’aurons pas de preuves tangibles de la matérialisation des risques à la hausse pesant sur l’inflation à moyen terme, nous devrons continuer à faire abstraction du pic actuel de l’inflation. N’ayons pas peur d’une croissance salariale compatible avec notre objectif d’inflation. Et gardons-nous par ailleurs d’ignorer les risques à la baisse, surtout à un moment où les outils que nous pouvons utiliser pour réagir aux chocs défavorables présentent une asymétrie, nos taux directeurs étant proches de leur plancher effectif.
En effet, l’une des grandes nouveautés introduites par notre évaluation stratégique est que, du fait de cette asymétrie, notre politique monétaire doit être vigoureuse et ancrée dans le temps afin d’amener durablement l’inflation à moyen terme vers notre objectif, même si c’est au prix d’un léger dépassement transitoire[32].
Cet ancrage dans le temps est reflété dans nos indications sur l’orientation future des taux d’intérêt directeurs, qui montrent clairement que nous ne les relèverons pas jusqu’à ce que nous constations que l’inflation atteint 2 % de façon durable au cours de la deuxième moitié de l’horizon de projection. Nos indications posent également comme condition des progrès suffisants de l’inflation sous-jacente, précisément pour garantir un maintien durable de l’inflation au niveau visé et faire abstraction des chocs d’offre. Cette condition est loin d’être remplie.
À proximité du plancher des taux d’intérêt, l’orientation de la politique monétaire dépend également du volume et de la répartition des achats d’actifs, qui contribuent au contrôle des taux de référence dans le compartiment long de la courbe des rendements. Trois observations peuvent être faites ici.
Premièrement, la flambée du nombre de nouveaux cas de COVID-19 et l’instauration de nouvelles restrictions sanitaires dans certains pays de la zone euro signifient que la pandémie n’est pas encore terminée.
Deuxièmement, une réduction brutale et inappropriée des achats d’actifs se traduirait par un durcissement de notre orientation monétaire. Même si le programme d’achats d’urgence face à la pandémie prend fin, les achats nets d’actifs demeureront un élément essentiel de l’orientation de notre politique monétaire. Ils doivent être calibrés pour nous aider à atteindre notre objectif, empêchant ainsi une hausse indésirable et prématurée des taux d’intérêt à long terme.
Troisièmement, la flexibilité qui nous a été si utile ces derniers mois devra faire partie intégrante de nos achats d’actifs[33], afin de nous permettre de continuer à transmettre les impulsions de notre politique monétaire à toute la zone euro. Nous pourrons ainsi agir, le cas échéant, dans un contexte de sortie de la pandémie éventuellement accompagnée d’effets asymétriques. Nous ne devons tolérer aucune fragmentation financière susceptible d’entraver la transmission de la politique monétaire à l’ensemble de la zone euro, Comme nous l’avons appris au cours de la dernière décennie, ceci est essentiel à la stabilité des prix dans une union monétaire.
Conclusion
Je voudrais à présent conclure mon propos.
En Europe, les risques pesant sur l’inflation ne sont désormais plus seulement baissiers, et cela est à mettre sur le compte de l’efficacité de la réponse macroéconomique, dont la politique monétaire a été une des principales composantes.
Mais ne crions pas encore victoire, et ne nous laissons pas distraire par une volatilité à court terme ou par des facteurs passagers liés à la situation économique atypique que nous traversons. Nous devons plutôt évaluer en permanence la vigueur sous-jacente de l’économie et les risques à la hausse et à la baisse créés par les chocs d’offre, en nous appuyant sur des éléments empiriques.
Pour l’heure, l’orientation de notre politique doit rester axée, par le biais de l’ensemble de nos instruments, sur la cible d’un retour durable de l’inflation vers notre objectif de 2 % à moyen terme. Seule une politique déterminée, prévisible et ramenant la demande vers sa tendance d’avant la crise nous permettra garantir la stabilité des prix à moyen terme, conformément à notre mandat.
En matière de politique monétaire, la patience constitue aujourd’hui le moyen d’action le plus courageux.
- Cf. Christine Lagarde, « Commitment and persistence: monetary policy in the economic recovery » (engagement et persévérance : la politique monétaire en période de reprise économique, disponible en anglais uniquement), discours introductif prononcé le 19 novembre 2021 à l’occasion du 31 Congrès bancaire européen de Francfort (« From Recovery to Strength », de la reprise à la vigueur).
- Les données recueillies depuis 2003 laissent penser que les rigidités nominales demeurent une caractéristique prédominante de la zone euro, avec quelques différences au niveau des prix et des salaires. La fixation des prix est peut-être désormais plus flexible, et rien n’indique qu’il existe de fortes rigidités à la baisse. Cela étant, une rigidité à la baisse persistante du salaire nominal constitue un argument convaincant en faveur d’un coussin d’inflation positive permettant de « graisser les rouages » de l’économie de la zone euro, notamment pour écarter le risque que les ajustements macroéconomiques soient gérés en termes de quantité (chômage) plutôt qu’en termes de prix, alors que la rigidité à la baisse du salaire nominal est contraignante, en particulier quand la croissance de la productivité est faible. Cf. Consolo, A., Koester, G., Nickel, C., Porqueddu, M. et Smets, F., « The need for an inflation buffer in the ECB’s price stability objective – the role of nominal rigidities and inflation differentials » (la nécessité d’un coussin d’inflation dans l’objectif de stabilité des prix de la BCE — le rôle des rigidités nominales et des écarts d’inflation, disponible en anglais uniquement), Occasional Paper Series, n 279, BCE, septembre 2021.
- Cf. « Mind the gap(s): monetary policy and the way out of the pandemic » (mind the gap(s) : politique monétaire et sortie de la pandémie, disponible en anglais uniquement), discours prononcé le 2 mars 2021 lors d’un événement en ligne organisé par l’université Bocconi.
- Lors de la récente évaluation de la stratégie de politique monétaire de la BCE, le Conseil des gouverneurs a confirmé l’orientation à moyen terme de sa stratégie et reconnu que les mesures de politique monétaires adéquates pour faire face à une inflation qui s’écarte de son objectif dépendent de l’origine, de l’ampleur et de la persistance de cet écart.
- Les effets de base sont des effets statistiques qui ont une incidence temporaire sur l’inflation. Par exemple, pour stimuler la demande pendant la pandémie, les taux de TVA ont été temporairement abaissés en Allemagne en juillet 2020. La normalisation (augmentation) des taux de TVA en janvier 2021 a entraîné une accélération temporaire de la hausse annuelle des prix mesurée par l’IPCH au second semestre, d’environ 1,2 point de pourcentage en Allemagne et 0,35 point de pourcentage pour l’ensemble de la zone euro. Cet effet de base sera réabsorbé à partir de janvier 2022.
- Selon les estimations des services de la BCE, l’énergie représente la cause principale des chiffres plus élevés qu’attendu de l’inflation globale observés ces derniers mois.
- Le précédent record s’élevait à 1,67 point de pourcentage en juillet 2008.
- L’inflation d’origine intérieure renvoie aux produits entrant dans la composition de l’IPCH pour lesquels les dépenses de consommation ont un contenu en importations, directes et indirectes, de moins de 15 %.
- Cf. Bokan, N., Dossche, M. et Rossi, L., « Prix du pétrole, termes de l’échange et consommation du secteur privé », Bulletin économique n 6, BCE, 2018.
- Le mécanisme décrit ici s’applique principalement aux biens industriels hors énergie, mais les services sont également concernés. De plus, les effets de base (qui sont liés à l’inflation négative observée dans certains secteurs lors de la pandémie) jouent aussi un rôle dans la hausse des prix des services.
- Cf. Moëc, G., « Macrocast #108: second-guessing the second-round effects » (Macrocast #108 : une estimation des effets de second tour, disponible en anglais uniquement), AXA IM Research and Strategy Insights, n 108, 11 octobre 2021.
- L’estimation rapide de l’indice des directeurs d’achat dans le secteur manufacturier pour novembre fait état d’une accumulation record de stocks dans les entrepôts pour le deuxième mois consécutif, les entreprises ayant redoublé d’efforts pour constituer des stocks de précaution face aux pénuries actuelles et à l’allongement des délais de livraison.
- Cf. également Fabio Panetta, « Monetary autonomy in a globalised world », (autonomie monétaire et mondialisation, disponible en anglais uniquement), allocution de bienvenue prononcée le 26 avril 2021, lors de la conférence organisée conjointement par la Banque des règlements internationaux, la Banque d’Angleterre, la BCE et le Fonds monétaire international à Francfort-sur-le-Main, « Spillovers in a “post-pandemic, low-for-long” world ».
- Les travailleurs participant à des dispositifs de maintien dans l’emploi et qui ne travaillent pas plus de trois mois ne sont pas considérés comme occupant un emploi. Puisque de nombreuses personnes participant à ces dispositifs travaillent effectivement, elles sont comptabilisées dans les chiffres de l’emploi.
- À partir des données du deuxième trimestre 2021.
- La pandémie a notamment provoqué une baisse du taux d’activité des travailleurs plus âgés, qui avaient le plus contribué à la hausse du taux d’activité en général dans la zone euro avant la pandémie. Cf. Bodnár, K. et O’Brien, D., Évolutions de l’offre de main-d’œuvre dans la zone euro durant la pandémie de COVID-19Bulletin économique, n 7 », , 2021.
- La courbe de Beveridge représente la relation négative entre le taux de chômage et le taux de vacance d’emploi. Elle repose sur l’intuition que, à mesure que les vacances d’emplois (le nombre de postes vacants) augmentent, le nombre de personnes au chômage diminue. La forme et la position de la courbe fournissent également des informations importantes sur le fonctionnement du marché du travail. Cf. Consolo, A. et Dias da Silva, A., « Le marché du travail de la zone euro à travers le prisme de la courbe de Beveridge », BCE, Bulletin économique, n 4, 2019.
- Cf. Blanchard, O. J. et Diamond, P., « The Beveridge Curve » (la courbe de Beveridge, disponible en anglais uniquement), Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1989, n 1, 1989, Washington DC, p. 1-76.
- Par ailleurs, la probabilité que les mécanismes de fixation des salaires déclenchent des effets de second tour en raison de leur indexation sur l’inflation semble faible, en particulier s’agissant du renchérissement de l’énergie. Cf. Koester, G. et Grapow, H., « La prévalence de l’indexation des salaires du secteur privé dans la zone euro et son rôle potentiel pour l’impact de l’inflation sur les salaires », BCE, Bulletin économique, n 7, 2021
- Cf. Chen, A., Engstrom, E. et Grishchenko, O., « Has the inflation risk premium fallen? Is it now negative? » (la prime de risque d’inflation s’est-elle écroulée ? est-elle maintenant négative ?, disponible en anglais uniquement), FEDS Notes, avril 2016.
- Evans, Charles et Fisher, Jonas, « What are the implications of rising commodity prices for inflation and monetary policy? » (quelles sont les conséquences de l’augmentation des prix des matières premières pour l’inflation et la politique monétaire ?, disponible en anglais uniquement), Chicago Fed Letter, n 286, mai 2011.
- Un phénomène de rattrapage ponctuel des salaires est en effet probable. En définitive, la « taxe » associée au renchérissement de l’énergie et ainsi à la dégradation des termes de l’échange devra, tant qu’elle n’est pas compensée par les interventions des pouvoirs publics, être absorbée par les facteurs de production (travail et capital, par l’intermédiaire des salaires et des bénéfices) dans des proportions dépendant du pouvoir de négociation des différents acteurs du marché du travail.
- Les coûts unitaires de main-d’œuvre sont la rémunération par tête ajustée de la productivité.
- Après la pandémie, la productivité pourrait augmenter en raison de facteurs conjoncturels (puisqu’elle est généralement procyclique) ou d’ajustements structurels, liés par exemple à une plus grande numérisation.
- Des estimations de la BCE montrent que les chocs d’offre enregistrés depuis octobre 2020 ont ralenti les exportations mondiales de près de trois points de pourcentage, et la production industrielle de plus d’un point de pourcentage. Cf. Frohm, E., Gunnella, V., Mancini, M. et Schuler, T., « L’impact sur les échanges commerciaux des goulets d’étranglement au niveau de l’offre », BCE, Bulletin économique, n 6; 2021. Étant donné la profondeur de l’intégration de la zone euro dans les chaînes de valeur mondiales, ces chocs d’offre pèsent davantage sur l’activité de la zone euro que sur celle du reste du monde.
- Par rapport à la référence sans choc pétrolier.
- Moyenne des élasticités utilisées dans le modèle BCE-BASE et le nouveau modèle multi-pays. Ces élasticités reposent sur une augmentation de 10 % à partir d’un prix de 55 euros le baril. Au 31 décembre 2020, le prix du pétrole brut Brent s’établissait à 51,09 dollars.
- Cf. Labandeira, X., Labeaga, J. M. et López-Otero, X., « A meta-analysis on the price elasticity of energy demand » (une méta-analyse de l’élasticité-prix de la demande d’énergie, disponible en anglais uniquement), European University Institute/Robert Schuman Center for Advanced Studies, EUI Working Papers, n 2016/25, 2016.
- Selon l’enquête de la BCE relative aux attentes des consommateurs, les ménages qui considèrent que les mesures de soutien prises par les pouvoirs publics afin d’alléger le fardeau de la hausse des prix de l’énergie sont moins adaptées ont également revu à la baisse leurs projets de dépenses de vacances pour l’année prochaine.
- Des observations récentes ont montré que l’augmentation des prix de l’électricité a des effets négatifs sur l’emploi. Ces effets touchent les différents secteurs et pays de manière variable et sont plus prononcés dans le cas des entreprises soumises à des contraintes financières. Cf. Bijnens, G., Hutchinson, J., Konings, J. et Saint Guilhem, A., « The interplay between green policy, electricity prices, financial constraints and jobs: firm level evidence » (l’interaction entre la politique climatique, les prix de l’électricité, les contraintes financières et l’emploi : observations au niveau des entreprises, disponible en anglais uniquement), BCE, Working Paper Series, n 2537, avril 2021. .
- En proportion de leur revenu.
- Notre évaluation stratégique reconnaît que nous disposons des outils nécessaires pour faire face aux risques à la hausse mais que, face à un ralentissement de la croissance et à une inflation inférieure à notre objectif à moyen terme, le plancher effectif des taux limiterait notre marge de manœuvre. Cf. Bianchi, F., Melosi, L. et Rottner, M. « Hitting the Elusive Inflation Target » (atteindre l’objectif d’inflation qui nous échappe, disponible en anglais uniquement), NBER Working Paper, n 26279, septembre 2021.
- Cf. aussi Fabio Panetta, « Monetary-fiscal interactions on the way out of the crisis » (les interactions entre politiques monétaires et budgétaires dans un contexte de sortie de crise, disponible en anglais uniquement), discours introductif prononcé le 28 juin 2021 à l’occasion de la conférence des gouverneurs des banques centrales des pays méditerranéens intitulée « Central banks at the frontline of the COVID-19 crisis: weathering the storm, spurring the recovery » (les banques centrales en première ligne de la crise de COVID-19 : surmonter la crise, stimuler la reprise).
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