- DISCOURS
Les enjeux économiques et humains d’une ère en mutation
Discours de Christine Lagarde, présidente de la BCE, aux « Essentiels des Bernardins », Paris
Paris, 18 novembre 2024
C’est un honneur et un privilège de m’adresser à vous aujourd’hui au Collège des Bernardins, ce lieu témoin d’histoire et de tradition intellectuelle.
Face à vous dans l’enceinte restaurée de ce collège médiéval, je songe au rôle crucial que les institutions monastiques ont joué dans la diffusion des valeurs chrétiennes à travers l’Europe.
Des lieux de vie en communauté comme celui-ci ont vu fleurir les idéaux de responsabilité sociale. La devise Ora et labora (« prie et travaille ») soulignait la dignité attachée à la valeur travail. Les études de théologie et celle des principales disciplines de la connaissance humaine ont nourri la pensée occidentale.
Ces fondements moraux ont contribué à l’émergence de la doctrine sociale de l’Église au XIXe siècle, et à la mise en place de l’État-providence.
Celui-ci s’est construit en réponse aux inégalités croissantes, à la pénibilité des conditions de travail et à la pauvreté urbaine causée par la révolution industrielle. C’est pourtant la richesse créée par cette même révolution industrielle et ces nouvelles technologies qui a donné aux États les moyens d’aider les plus défavorisés.
L’augmentation des recettes fiscales a permis de mieux protéger, soigner et éduquer la population. Dans l’esprit du chancelier allemand Otto von Bismarck, l’instigateur du premier État-providence au monde dans les années 1880, les dépenses sociales sont devenues l’expression d’une « chrétienté pratique »[1].
Au fil des années, l’Europe est restée fidèle à ce modèle associant progrès technologique et protection sociale. Toutefois, comme je l’ai indiqué dans mon intervention lors de la conférence « Camdessus », en septembre dernier, notre modèle européen est à présent mis à l’épreuve par d’importantes mutations[2].
Premièrement, nous vivons une période de progrès technologiques rapides, notamment grâce aux innovations dans le domaine numérique. Et, malheureusement, contrairement aux épisodes précédents, l’Europe n’est plus à l’avant-garde. La croissance de notre productivité, élément crucial de notre prospérité à long terme, s’écarte de celle des États-Unis.
Deuxièmement, nous vivons une transformation du paysage géopolitique : fragmentation en blocs rivaux, remise en cause du libre-échange et divergences, entre les économies avancées, quant à la réglementation du secteur technologique.
Face à ces bouleversements, l’Europe est soumise à une pression grandissante lui imposant de redéfinir sa position pour rester compétitive.
Dans ce contexte, deux dimensions sont cruciales : l’adaptation et l’anticipation.
Nous devons nous adapter à ce monde en mutation et rattraper notre retard en matière de productivité et de technologie, faute de quoi, nous ne pourrons pas produire la richesse nous permettant de financer les dépenses croissantes résultant de l’impératif de sécurité et de la lutte contre le changement climatique et pour la protection de l’environnement.
Nous devons également anticiper les perturbations que les évolutions technologiques et géopolitiques vont entraîner, et nous y préparer en renouvelant notre modèle social.
Adaptation
Le modèle européen repose sur un engagement singulier promouvant l’équité et la cohésion.
Les économies européennes, plus que les autres économies avancées, s’efforcent de veiller à ce que la croissance économique renforce le bien-être social. Le niveau des dépenses publiques sociales dans de nombreux pays européens dépasse la moyenne des autres économies avancées[3]. Et les Européens y tiennent tout particulièrement : aujourd’hui, ils sont près de neuf sur dix à se déclarer favorables à une Europe sociale[4].
Au fil du temps, les réformes du marché du travail ont incité les travailleurs à acquérir des compétences spécialisées[5]. Le niveau de formation de notre main-d’œuvre a joué un rôle-clé dans l’innovation en Europe, permettant d’acquérir un avantage concurrentiel dans les secteurs à forte valeur ajoutée, de l’industrie des machines outils aux produits de luxe.
Aujourd’hui, cependant, deux grandes tendances remettent en cause notre modèle économique.
Premièrement, nous faisons face à un nouveau paysage géopolitique dans lequel de fortes dépendances économiques se transforment en vulnérabilités. L’économie européenne, plus ouverte que d’autres économies avec un taux d’ouverture commerciale supérieur à 50 %, subit aujourd’hui les pressions d’un monde de plus en plus replié sur lui-même.
L’Europe est, par exemple, beaucoup plus que les États-Unis, confrontée à une concurrence nettement plus vive de la part de la Chine dans les domaines où elle excellait traditionnellement.
Selon des travaux de la BCE, la part des secteurs dans lesquels la Chine est en concurrence directe avec les exportateurs de la zone euro a fortement augmenté, passant d’environ un quart en 2002 à près de deux cinquièmes aujourd’hui[6]. Dans le même temps, la part de l’UE dans le commerce mondial diminue, plus nettement encore depuis le début de la pandémie[7].
En outre, la mutation du paysage géopolitique conduit les économies occidentales à revoir leur position vis-à-vis du libre-échange et à adopter des approches divergentes face à la réglementation de la concurrence, de la technologie et du numérique. Ces évolutions auront des effets contrastés sur la compétitivité industrielle des différents pays dans le monde et pèseront fortement sur le modèle de croissance économique de l’Europe.
Cela m’amène à la deuxième grande tendance. L’Europe prend du retard dans les technologies émergentes qui seront les moteurs de la croissance à venir.
L’incidence de l’intelligence artificielle (IA) sur la croissance reste incertaine, mais elle pourrait entraîner des bouleversements considérables[8]. Or, l’UE est prise au « piège de la moyenne technologie ». Nous sommes spécialisés dans des technologies qui datent, pour la plupart, du siècle dernier. Seules quatre des cinquante plus grandes entreprises technologiques mondiales sont européennes.
L’une des principales raisons de notre retard réside dans le fait que nos écosystèmes d’innovation et de financement ne sont pas adaptés au développement de nouvelles technologies de pointe.
Nous ne manquons ni d’idées ni de talents ni d’épargne pour investir dans ces idées. Mais notre marché unique numérique est sous-dimensionné et nos marchés des capitaux bien en peine d’acheminer l’épargne vers les investisseurs.
En réalité, plus d’un tiers de l’épargne européenne est détenue en espèces et sous forme de dépôts bancaires à faible rendement[9], contre seulement environ un dixième aux États-Unis. Par conséquent, une majorité des investissements technologiques réalisés en Europe le sont par des spécialistes du capital-risque américains et, pour une petite minorité, par des d’investisseurs basés dans l’UE[10].
Globalement, cela se traduit par un ralentissement progressif de la croissance de la productivité en Europe, ce qui signifie que notre capacité à générer des revenus diminue. Si rien n’est fait, nous serons confrontés à l’avenir à une baisse des recettes fiscales et à une augmentation des ratios d’endettement, ce qui aura de sérieuses implications sur nos capacités de financement.
L’augmentation, dans nos pays, du taux de dépendance des personnes âgées entraînera une hausse des dépenses publiques consacrées aux retraites[11]. On estime également que les gouvernements devront dépenser plus de 1 000 milliards d’euros par an pour répondre aux besoins d’investissements dans le domaine du changement climatique, de l’innovation et de la défense[12].
Dès lors, si nous ne parvenons pas à accroître notre productivité, nos ressources disponibles pour des dépenses sociales pourraient se contracter. Et nous risquons aussi de ne pas avoir les moyens de réaliser nos autres ambitions européennes, notamment le renforcement de notre sécurité par la modernisation de nos capacités de défense, ainsi que la transition écologique pour lutter contre le changement climatique.
Nous devons donc nous adapter – et nous en sommes capables. Tous les ingrédients sont réunis. Collectivement, l’UE est une grande économie prospère. Mais nous n’agissons pas de manière collective. Le simple déblocage de notre marché unique des biens et des capitaux pourrait entraîner d’énormes gains. Les barrières commerciales toujours présentes au sein de l’UE représentent un manque à gagner d’environ 10 % de notre potentiel économique[13].
Selon le FMI, les obstacles internes au commerce en Europe équivalent à des droits de douane de 44 % pour le secteur industriel et de 110 % pour les services[14]. Imaginez les possibilités pour les entreprises innovantes de se développer en Europe si elles n’avaient pas à faire face à ces coûts.
En outre, si nous permettions aux ménages de l’UE d’investir plus facilement leur épargne, jusqu’à 8 000 milliards d’euros pourraient être réorientés vers des investissements à long terme. Nous disposerions alors de financements importants pour développer l’innovation et développer et transformer les technologies du futur.
Anticipation
Tout cela est bien connu. Pour être prêts, nous devons anticiper dès à présent les changements qui se profilent.
Premièrement, nous devons anticiper les effets de la technologie sur nos concitoyens.
Cela dépendra largement des valeurs qui seront retenues dans la conception des technologies numériques et des intentions de leurs utilisateurs.
Par exemple, dans le cas d’une expansion généralisée et non maîtrisée de l’IA, les services de la BCE estiment qu’environ un quart des emplois dans les pays européens seraient fortement exposés à l’automatisation qu’elle induira, tandis qu’un tiers supplémentaire y seraient modérément exposés[15].
Mais contrairement aux précédentes vagues d’informatisation, l’IA est capable d’accomplir des tâches cognitives complexes telles que l’analyse, la prise de décision, voire des travaux créatifs. Il est donc probable que ses effets se diffusent de façon plus large, ce qui aura une incidence sur tous les travailleurs, qu’ils soient peu ou hautement qualifiés.
De nombreux travailleurs seront amenés à effectuer de nouvelles tâches dans le cadre de leur emploi actuel, ou à changer d’emploi, car certaines tâches deviendront obsolètes plus rapidement. Pour qu’ils puissent suivre le rythme de l’évolution technologique, la formation des adultes devra occuper une place plus importante qu’aujourd’hui.
La transition aura certainement aussi des conséquences sociales : les travailleurs capables de s’adapter rapidement bénéficieront d’avantages significatifs, ce qui pourrait accentuer les inégalités.
Notre adaptation aux technologies numériques ne devrait donc pas avoir pour seul objectif de faire les choses plus rapidement ou plus efficacement au détriment de l’inclusion. Elle devra plutôt accorder la priorité au bien commun, sans nécessairement accroître la protection sociale, mais en renforçant l’autonomie et les capacités des individus.
Pour y parvenir, nous devrons à nouveau mettre l’accent sur les compétences à l’échelle de l’UE. Chacun doit disposer des compétences nécessaires pour tirer profit de la numérisation.
Des travaux de recherche montrent que, lorsque les travailleurs possèdent les compétences adéquates, les avantages de l’IA sont plus généralisés. Ainsi, les travailleurs moins expérimentés ou peu qualifiés peuvent augmenter leur productivité de 35 % lorsqu’ils utilisent l’IA, soit plus encore que les travailleurs hautement qualifiés[16].
Cela étant dit, à l’heure actuelle, une large proportion d’Européens ne disposent pas des compétences numériques de base[17]. Et ni le secteur public ni le secteur privé n’y remédient.
La participation à l’éducation et à la formation des adultes est relativement faible dans l’ensemble. Seul un tiers environ d’entre eux ont participé à une formation en 2016 et ce taux n’a pratiquement pas augmenté depuis. Et près de 60 % des travailleurs déclarent que la formation numérique formelle proposée par leurs employeurs est insuffisante[18].
Nous aurons donc besoin d’une refonte de l’éducation, de la formation et de l’apprentissage des adultes, ainsi que d’une collaboration étroite entre les secteurs public et privé pour identifier les déficits de compétences et trouver des solutions.
Deuxièmement, nous devons anticiper les incidences des changements géopolitiques sur nos modes de coopération en Europe.
Nous ne pouvons plus nous considérer comme un ensemble d’économies indépendantes. Cette vision est dépassée dans un monde qui se fragmente en blocs géopolitiques centrés autour des plus grandes économies. Aujourd’hui, nous devons nous considérer comme une grande économie unifiée, dont les intérêts sont majoritairement partagés.
Ce changement de paradigme nous appelle également à unir nos forces dans d’autres domaines.
Nous faisons et nous ferons face à des dépenses croissantes, en raison de l’évolution de notre environnement de sécurité, du vieillissement de la population et de la transition climatique. Nous ne pourrons répondre à ces défis qu’en agissant ensemble. Si nous n’y parvenons pas, nous serons confrontés à des choix difficiles entre l’ajustement de notre modèle social, la réalisation de nos ambitions climatiques et le maintien d’un rôle de premier plan dans les relations internationales.
En nous unissant pour stimuler la croissance de notre productivité, et en mettant en commun nos ressources dans des domaines où nos priorités convergent largement, comme la défense et la transition écologique, nous pouvons à la fois atteindre les résultats attendus et faire preuve d’efficacité dans la gestion de la dépense publique.
Conclusion
Je voudrais à présent conclure mon propos.
Depuis les débuts de l’ère industrielle, l’Europe se distingue par un modèle économique unique, associant progrès technologique et bien-être social.
Aujourd’hui, toutefois, l’Europe est mise au défi. La rapidité des changements technologiques engendrés par la révolution numérique nous a fait prendre du retard. Nous devons aussi nous adapter au plus vite à l’évolution de l’environnement géopolitique et rattraper notre retard en matière de compétitivité et d’innovation. À défaut, nous pourrions compromettre notre capacité à générer les ressources nécessaires à la poursuite de notre modèle économique et social, pourtant désiré par la grande majorité des Européens
Enfin, permettez-moi de citer Marc Aurèle : « Les freins à l’action précipitent l’action. Les obstacles sur la route deviennent la route ».
Busch, M., « Bismarck: Some Secret Pages of His History » (Bismarck : quelques pages secrètes de son histoire), New York, Macmillan, vol. 2, p. 282, 1898.
Lagarde, C., « Revers et avancées : mutations structurelles et politique monétaire dans les années 1920 et 2020 ». Discours prononcé à l’occasion de la Conférence Michel Camdessus sur l’activité de banque centrale, organisée par le FMI à Washington, D.C., en septembre 2024. Banque centrale européenne.
Elles sont de 5 à 10 points de pourcentage supérieures à la moyenne de l’OCDE; qui était de 21 % du PIB en 2022. Cf. OCDE, « Social Expenditure Database (SOCX) » (Base de données des dépenses sociales), OCDE, consulté le 15 novembre 2024,
Commission européenne, « Eurobaromètre standard 101 », Union européenne, consulté le 15 novembre 2024
Estevez-Abe, M., Iversen, T., Soskice, D., « Social Protection and the Formation of Skills: A Reinterpretation of the Welfare State », dans Hall, P.A., Soskice, D. (eds.), Varieties of Capitalism: The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford University Press, août 2001
Sur la base de l’analyse de l’avantage comparatif révélé. Cf. BCE, « Why competition with China is getting tougher than ever » (une concurrence plus rude que jamais), blog de la BCE, 3 septembre 2024.
Les entreprises de l’UE ont également subi des pertes de compétitivité dues à l’augmentation des coûts des intrants, exacerbée par les prix élevés de l’énergie en Europe par rapport à d’autres régions.
Cf. notamment Acemoglu, D., « The Simple Macroeconomics of AI » (la macroéconomie simple de l’IA), MIT, 5 avril 2024 ; Briggs, J. et Kodnani, D., « The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth » (les effets potentiellement importants de l’intelligence artificielle sur la croissance économique), Goldman Sachs, 26 mars 2023. Pour une vue d’ensemble, cf. Filippucci, F. et al., « Should AI stay or should AI go: The promises and perils of AI for productivity and growth » (l’IA doit-elle rester ou l’IA doit-elle s’effacer, les promesses et périls de l’IA en termes de productivité et de croissance), VoxEU, 2 mai 2024.
11 500 milliards d’euros.
55 % des investissements technologiques en Europe proviennent de spécialistes du capital-risque américains et à peine 15 % d’investisseurs de l’UE.
BCE, « Ageing-related fiscal costs in the euro area: new evidence from the 2024 Ageing Report », Economic Bulletin, Issue 5/2024, BCE, mai 2024
BCE, « Mind the gap: Europe's strategic investment needs and how to support them », The ECB Blog, BCE, 27 juin 2024
in ‘t Veld, J., « Quantifying the Economic Effects of the Single Market in a Structural Macromodel », Discussion Paper Series, no 94, Commission européenne, février 2019.
IMF (2024), “A recovery short of Europe’s full potential”, Regional Economic Outlook for Europe, October
Albanesi, S., Dias da Silva, A., Jimeno, J.F., Lamo, A., Wabitsch, A., « New technologies and jobs in Europe », Working Paper Series No 2831, BCE, juin 2024
Brynjolfsson, E., Li, D., Raymond, L., « Generative AI at Work », NBER Working Paper No. 31161, National Bureau of Economic Research, mai 2023
42 % et 37 % respectivement. Le programme d’action pour la décennie numérique de l’Europe vise à garantir que 80 % des Européens en âge de travailler disposent de compétences numériques de base d’ici 2030.
Euronews, « Nearly half of European workers expect AI to significantly impact their jobs by 2024 », Euronews Next, 13 septembre 2023, consulté le 15 novembre 2024
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