Entretien accordé par Christine Lagarde, présidente de la BCE, à Eric Albert, Philippe Escande et Béatrice Madeline, le 28 octobre 2024
31 octobre 2024
Mario Draghi, l’ancien président de la BCE, a publié un rapport alarmiste en septembre sur le décrochage économique européen. Partagez-vous ce diagnostic ?
Le décrochage de l'Europe est une réalité. Le décrochage français l’est aussi. Le rapport Draghi met en avant le décrochage en termes de productivité, qui tient essentiellement au secteur de la tech. Les acteurs de la « tech » en Europe ou aux Etats-Unis considèrent que ce décrochage a pris racine avec la révolution des nouvelles technologies, qui a commencé au milieu des années 1990.
La question est désormais de savoir si ce tremplin dont les Etats-Unis ont bénéficié à partir du milieu des années 1990 va se prolonger avec l'intelligence artificielle, l'accumulation des centres de données (« data centers »), l'exploitation de ces données. C’est cette question-là qui est fondamentale sur laquelle il est important que les Européens se mobilisent et fournissent des efforts pour garder en Europe ces sociétés qui démarrent ici et ensuite se développent ailleurs. Il faut essayer de les garder.
Et quelle est la réponse ? Est-ce que vous avez le sentiment que ce décrochage va continuer ?
Il faut s'interroger sur les causes de ce décrochage. Le facteur énergétique est fondamental, en particulier pour les « data centers ». Le facteur travail joue également, avec une mobilité qui est beaucoup plus importante aux Etats-Unis. La question de la réglementation est essentielle aussi. Pour simplifier à l'excès, les Etats-Unis développent l'intelligence artificielle très rapidement, commencent déjà à avoir un certain nombre de grands champions. Pendant ce temps-là, l’Europe non seulement n'a pas de grands champions, mais fait figure dee pionnière dans la réglementation applicable à l'intelligence artificielle. Cela amène les acteurs de ce secteur d'activité à se dire: « Allons faire ça ailleurs, ce sera plus simple et nous aurons moins de barrières et de contraintes. »
Qu’en est-il des aides publiques que les Etats-Unis accordent à leurs entreprises ?
Le quatrième facteur du décrochage européen vient effectivement de la politique industrielle « light », peu contraignante, menée par les Etats Unis. Elle n’est pas financièrement « light », car l’IRA, (la loi américaine de réduction de l’inflation promulguée en août 2022) est très généreux, mais il y a relativement peu de critères pour pouvoir bénéficier des aides à l'implantation sur le territoire américain. Quand j'interroge des industriels, ils sont à peu près unanimes pour dire qu’en Europe, le processus est lourd et compliqué. Le millefeuille européen est agrémenté de la réglementation des Etats membres.
Enfin, le dernier facteur est celui des financements privés. Il existe aux Etats-Unis des mécanismes de fonds de pension et d’autres instruments financiers qui permettent de drainer l'épargne et d'intéresser les épargnants (salariés ou retraités) à l'avenir de l'économie ou à l'évolution de la Bourse. Dans de nombreux pays en Europe, nous sommes encore loin de ces mécanismes notamment de distribution d’actions ou de participation aux profits de l’entreprise. D’où la nécessité de développer une Union des marchés de capitaux.
Mais nous parlons de ce projet depuis une quinzaine d’années. Et quand Mario Draghi a publié son rapport, l’Allemagne s’est immédiatement opposée aux emprunts communs… L’Europe est-elle vraiment capable de réagir ?
Vous avez raison: on parle depuis Jean-Claude Juncker (président de la Commission Européenne de 2014 à 2019) de l’Union des marchés de capitaux, et peu de progrès ont été réalisés. Les rapports de MM. Letta et Draghi sont des alertes, destinées à réveiller les Européens. Le diagnostic du rapport Draghi est sévère mais juste avec des prescriptions bien ciblées. Il suggère que tous les Européens se mettent en ordre de marche et soient prêts à abandonner un peu de souveraineté pour « mettre en commun ce qu'ils ont de meilleur » comme aurait dit Paul Valéry. Mais ce qui me donne de l’espoir c’est l’engagement de toutes les instances Européennes pour avancer vers le Marché unique des capitaux. Le Conseil des gouverneurs de la BCE s’est résolument engagé lui aussi. Il faut surfer sur cette vague-là.
En 2020, le projet d’un emprunt européen commun de 750 milliards d’euros constituait une avancée majeure. Quatre ans plus tard, moins de la moitié des crédits ont été dépensés. Faut-il y voir un exemple supplémentaire de la lenteur européenne ?
Nous avons eu exactement le même problème lors de la crise grecque. Les administrations des différents pays ne sont pas toujours en mesure de gérer rapidement les financements qui arrivent. Les ministres des finances des pays fortement dotés vous disent qu’ils ont bien sûr identifié la construction de tel pont ou de telle ligne ferroviaire, mais qu’il faut obtenir les autorisations au niveau local, les permis d’expropriation, et qu’il y a des procès en cours lancés par des organisations de défense de l’environnement. Tout cela prend beaucoup de temps.
Dans ce contexte, quelles peuvent être les conséquences pour l’Europe des élections américaines de mardi 5 novembre ?
Je ne veux pas me prononcer sur tel ou tel candidat. Mais la politique commerciale internationale des Etats-Unis aura évidemment une influence sur l'activité économique du reste du monde, et en premier lieu sur la Chine. Quel que soit le vainqueur, si la fragmentation du commerce international s’aggrave, l’effet négatif sur l'activité économique mondiale sera notoire. Nous estimons que ces pertes s’élèvent à 9 % dans le cas d’un scénario sévère de découplage complet. Mais rappelez-vous: lors de l’élection de Joe Biden, tout le monde a imaginé qu'il allait retirer les barrières douanières décidées par son prédécesseur (Donald Trump). Il n'en a rien été.
Entre la Chine qui se replie sur l’Asie et les Etats-Unis qui se referment, l'Europe, partenaire des deux puissances, n’est-elle pas la grande perdante ?
C'est pour cela qu'il faut se mobiliser et se retrousser les manches. Est-ce que l’Europe aura besoin d'une crise supplémentaire pour arriver à réaliser les réformes ? C'est chaque fois avec des crises qu'on arrive à faire bouger les choses. C'est peut-être pour ça que Mario Draghi parle d’agonie, une façon de dire: « La crise est là, maintenant, passez à l’action ! »
On parle du décrochage européen. Est-ce qu’il n'y a pas un décrochage français au sein de l’Europe ?
Quand vous comparez le PIB aujourd'hui avec celui de 2019, les Etats-Unis ont progressé de 10,7 %, alors que la moyenne européenne est de 4,8 % et celle de la France de 3,7 %, en décalage par rapport à la moyenne européenne.
Comment voyez-vous l’envolée du déficit français ?
La perspective qui est envisagée de « rentrer dans les clous » en appliquant les règles budgétaires européennes doit servir de ligne directrice impérative.
Et les promesses françaises de redressement des comptes publics sont-elles crédibles ?
Comme je l’ai dit, l’application des règles budgétaires européennes doit servir de ligne directrice impérative.
Va-t-on vers une récession en Europe en 2025 ?
En l‘état des informations et de l‘analyse que nous faisons actuellement, nous ne prévoyons pas de récession en 2024, ni en 2025, ni en 2026.
Qu’est ce qui va tirer cette croissance, compte tenu de la faiblesse de la demande ?
Les deux leviers sont les exportations, et la demande intérieure. Aujourd‘hui, avec la hausse des salaires et la baisse de l’inflation, le revenu disponible augmente. Pour le moment, cela profite davantage à l’épargne qu’à la consommation. Mais nous sommes convaincus, et l’histoire économique nous le montre, que ce revenu disponible supplémentaire sera finalement affecté à la consommation.
Comment expliquez-vous que la consommation peine tant à repartir ?
On peut en effet s’interroger sur les raisons qui poussent les ménages à épargner plutôt qu’à consommer. Les consommateurs pourraient être découragés de faire des achats importants en raison de l’incertitude géopolitique. Une seconde explication peut être liée à la rémunération de l’épargne, qui reste relativement forte en zone euro. Troisième raison possible : quand les gens anticipent des augmentations d’impôts ou des charges à payer, ils se disent qu’il vaut mieux mettre de côté plutôt que de dépenser.
L’inflation en zone euro était de 1,7 % en septembre, en dessous de votre objectif de 2 %. Est-elle désormais maîtrisée ?
L’objectif est en vue mais je ne vais pas vous dire que l’inflation est maîtrisée. L’inflation est à 1,7 % en septembre. Hors énergie et alimentation, elle reste à 2,7 % en septembre. On se réjouit du 1,7 %, mais on sait aussi que l’inflation va remonter dans les mois qui viennent, du simple fait des effets de base. En septembre, les prix de l’énergie étaient en recul de 6,1 % sur un an, ce qui tirait le panier vers le bas. Par ailleurs, l’inflation dans les services, un secteur très dépendant des salaires, est encore de 3,9 %. Donc la prudence est de mise.
Que répondez-vous à ceux qui disent que la BCE a réagi trop tard lors du démarrage de l’inflation ?
Je leur réponds qu’ils devraient vérifier les faits. Souvenez-vous, il y a deux ans, l’inflation était de 10,6 %. Elle est revenue à 1,7 %. Peut-être aurait-on pu commencer à intervenir quelques mois plus tôt. Mais nous avons relevé les taux à un rythme inédit, et nous avons réussi à diminuer l'inflation de manière significative sur une période courte. Maintenant, je veux voir cet objectif de 2 % atteint de manière durable. En l'absence de choc majeur, ce sera le cas dans le courant de 2025.
Et à ceux qui vous accusent aujourd’hui de baisser les taux trop tard et pas assez vite ?
Le volume et la séquence de la baisse des taux d’intérêt seront déterminés par les données économiques des semaines et des mois à venir – fondée sur notre évaluation actualisée des perspectives d’inflation, de la dynamique de l’inflation sous-jacente et de la force de la transmission de la politique monétaire. En outre, pour relancer la croissance, l’Europe doit agir d’urgence sur le front des réformes structurelles.
L’écart de taux entre la France et l’Allemagne, le « spread », est passé de 0,5 % à 0,8 % depuis la dissolution de l’Assemblée nationale. La BCE dispose d’un instrument qui permet d’intervenir pour calmer les marchés. Êtes-vous prête à l’utiliser ?
Nous avons clairement présenté les conditions d’utilisation de cet instrument. Aujourd’hui, la question ne se pose pas.
Nombre de pays émergents réunis au sein des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) réfléchissent à un système de paiement pour contourner la zone dollar. La dédollarisation est-elle en marche ?
Pour cela, il faudrait qu’un autre pays puisse prendre le rôle de monnaie de réserve. La Chine s’y prépare, mais elle n’est pas encore prête. Je ne verrai sans doute pas le renminbi détrôner le billet vert de mon vivant.
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